Socio-anthropologue des techniques, de l’énergie et de l’environnement, Laure Dobigny coordonne, au sein de l’équipe ETHICS, le programme de recherche INCLUNIV : Mobilisation et inclusion dans la transition écologique des Universités. Financé par l’ADEME, ce programme questionne le caractère d’inclusion ou d’exclusion des usagers des « smart buildings » et la façon dont des vulnérabilités peuvent s’y créer, à « leur bâtiment défendant ».

L’étude porte également sur la capacité de ces bâtiments à atteindre leurs objectifs environnementaux, souvent en deçà des estimations modélisées. Focus sur le facteur humain : est-il le grand oublié de la SMART transition écologique et énergétique ?

Des bâtiments intelligents qui peinent à convaincre 

Quelques années après leur inauguration, certains édifices universitaires, construits ou rénovés en déployant des dispositifs techniques innovants et rendus « intelligents » par les outils numériques, peinent encore à convaincre les usagers des lieux et les propriétaires du bâti. Ces bâtiments respectent-ils leurs engagements en matière de performance énergétique ? Ne créent-ils pas de nouvelles vulnérabilités en mettant certains de leurs usagers en difficulté ou en ne leur apportant pas la satisfaction attendue ?

Le programme INCLUNIV cherche à répondre à ces interrogations. Financé par l’ADEME et commencé en 2023, il prendra fin au début 2025.

La socio-anthropologue Laure Dobigny coordonne le projet. « C’est une vraie richesse et une chance de travailler en partenariat avec des ingénieurs et des décideurs qui font preuve de réflexivité et font appel à nous, chercheurs en sciences humaines et sociales, pour une auto-critique constructive de leurs travaux » souligne-t-elle..

16 chercheurs impliqués dans INCLUNIV

Laure Dobigny travaille sur ce projet en équipe, avec deux chercheurs post-doctorants : Audran Aulanier, docteur en sociologie et Chems Hacini, docteur en aménagement et urbanisme et une designeuse, Margot d’Hont.

Avec également un consortium de chercheurs et partenaires du projet : Hervé Barry (LITL), Benoit Bourel (ICL), Franck Chauvin (JUNIA), Caroline Deweer (JUNIA), David Doat (ETHICS), Flovic Gosselin (UCL), Olivier Loubès (Virage Énergie), Hélène Melin (CLERSÉ – Université de Lille), Barbara Nicoloso (Virage Énergie), Benoit Robyns (JUNIA), Mathilde Szuba (CERAPS, Sciences Po Lille) et Louis Vinchon (MRPIE, Sciences Po Lille).

Étude comparative de quatre « smart buildings » de la métropole lilloise

La première phase a été celle de la compréhension des choix technologiques et processus décisionnels qui ont prévalu à la conception de quatre bâtiments – de construction neuve ou réhabilités – sélectionnés pour cette étude comparative de l’inclusion, de l’appropriation et du confort des usagers :

  • Le bâtiment historique de l’ancienne Ecole d’ingénieurs HEI (aujourd’hui JUNIA), rue de Toul au cœur de la Catho à Lille, qui a été rénové en deux temps : 2012-2015 (thermique et conditions de travail) et 2019-2020 pour la conversion du bâtiment en « smart ».
  • Le RIZOMM, bâtiment d’enseignement et de recherche de l’Institut catholique, situé rue du Port à Lille, rénové entre 2016 et 2018 sur 6 500m2, en incluant des technologies « smart » pour être peu énergivore et producteur et auto-consommateur d’électricité.
  • L’IUT de Roubaix (Université de Lille), un bâtiment neuf de 6 900 m2, démonstrateur de REV3, livré en 2019, construction passive aux normes BEPOS-EFFINERGIE, NF HQE, BIM ND6, pour rendre une structure autosuffisante et économe en énergie.
  • Sciences-Po Lille, rue Auguste Angellier : bâtiment inauguré en 2017 après une réhabilitation aux normes HQE (2015-2016).

Ces bâtiments ont-ils été construits ou réhabilités avec l’avis des usagers qui les utilisent au quotidien depuis quelques années ? Si oui, comment les usagers ont-ils été inclus ? A quels moments et sur quels aspects ont-ils été consultés ? « Nous nous sommes également demandé quels étaient les imaginaires des concepteurs et des décideurs, quels processus décisionnels ont précédé leur construction » précise la socio-anthropologue.

Une enquête qualitative qui questionne les usages

Etudiants de passage sur une ou plusieurs années, collaborateurs salariés à demeure, enseignants permanents : comment vivent-ils dans les bâtiments ? Se sont-ils ou non appropriés les lieux ? Quel confort de socialisation et de travail y trouvent-ils ? Quelles difficultés rencontrent-ils ?

« Le bâtiment est perçu de façon assez politique par ses usagers »

C’est un véritable travail ethnographique qui a été mené dans la deuxième phase du projet. Les entretiens sont terminés, l’analyse des résultats est en cours. « Nous avons identifié des aspects positifs et négatifs, sur des points précis tels que la difficulté d’accès aux fenêtres dans certains bâtiments, la température parfois non adaptable dans les salles… mais n’avons pas encore de vue d’ensemble, indique Laure Dobigny. Cependant, à notre grande surprise, nous avons constaté que, symboliquement, les bâtiments étaient perçus de façon politique par leurs usagers car la plupart d’entre eux ont préféré donner leur avis sous couvert d’anonymat. »

Les usagers ne respectent pas toujours les règles d’usage initialement prévues par les constructeurs ou les contournent : blocage des portes et des fenêtres, chauffage d’appoint etc. Avaient-ils été associés, parties prenantes dans la réflexion dès la conception ? Bien qu’ils aient été consultés dans la majorité des cas, cela n’aurait pas, d’après l’étude, complètement porté ses fruits. Ce qui interroge la manière dont sont consultés les usagers, les outils mis à leur disposition pour se projeter, le choix du moment de la consultation dans le processus de construction / rénovation, la façon d’intégrer leur feedback aux différentes phases (programmation, conception, réalisation, usage).

Co-construire avec les usagers

La troisième phase d’INCLUNIV court jusqu’à la fin de l’année 2024. A partir des témoignages recueillis, quatre ateliers de co-construction (co-design) – un par bâtiment – sont programmés en juin et septembre. A la rentrée également, un marathon créatif réunira des étudiants de l’Université catholique et des institutions universitaires partenaires – tous cursus et niveaux confondus – pour plancher en 24 h ou 48 h sur de nouvelles solutions.

L’enjeu, pour ces bâtiments construits pour durer, est aujourd’hui de trouver des pistes d’amélioration et des alternatives d’usage pour les rendre plus habitables et plus économes, dans une vision réintégrant les conditions de vie réelles et le facteur humain.

« On touche aux limites d’une conception décorrélée de l’usage »

« L’organisation et l’ingénierie sont à repenser dans le monde de la construction. Le rôle de l’architecte, en redéfinition avec les bâtiments « smart », est à questionner, la place de l’usager est à intégrer dès la phase de conception, propose Laure Dobigny. D’une façon générale, les « smart buildings » sont conçus pour que la technique se passe de toute intervention de l’usager. Si l’autonomie des usagers est empêchée dans leur appropriation des lieux, leur inventivité sait en revanche détourner les usages standard préconisés par les concepteurs ! ».

Elle poursuit : « Paradoxalement, ces bâtiments ne sont pas plus autonomes que leurs usagers : mêmes vides ils continuent de consommer de l’énergie et ont besoin de beaucoup plus de soin et de maintenance humaine qu’un bâtiment traditionnel, pour la ventilation par exempleOn touche ici aux limites d’une conception décorrélée de l’usage : dans le bâtiment de l’IUT de Roubaix, tous les tests de performance énergétique ont été faits portes fermées, or les entrées et sorties sont permanentes dans un bâtiment universitaire ! ».

L’efficacité énergétique en question

INCLUNIV démontre clairement que techniques et usages sont intimement imbriqués et ne doivent plus être pensés séparément pour assurer la réussite et l’efficacité d’un bâtiment. Notre chercheuse en sciences humaines et sociales invite les ingénieurs à prendre davantage en compte les normes sociales, comme des variables mouvantes, qui sont discutables, négociables et qui peuvent donc changer, telle la température de confort par exemple.

« Les sciences sociales ont démontré que le techno-solutionnisme n’est pas la meilleure voie possible vers la transition. La technologie n’est pas neutre. Le véritable enjeu est celui de la co-construction des techniques dès la conception, dans une pensée systémique englobant les contraintes et les usages des uns et des autres. L’efficacité est pensée sans l’usage et son effet rebond (1) est négligé. Faut-il aller vers la technique la plus efficace ou vers l’usage le plus efficace ? se demande Laure Dobigny.

De plus, c’est toujours l’usage maximal d’un objet ou d’un service qui prévaut lors de la conception ou de son achat. Or il existe d’autres manières d’envisager les services et les usages : l’usage quotidien réel, les modes de consommation collectifs ou collaboratifs, comme la location ponctuelle d’un objet ou d’un service plus performant dont on n’a réellement besoin qu’une fois dans l’année. On peut aussi faire le choix de techniques moins performantes mais dont l’usage sera moins énergivore ».

Parier sur l’intelligence humaine collective

Reste à imaginer de nouvelles formes de consultations des usagers pour que leur avis soit non seulement sollicité mais également entendu et pris en compte. Une nouvelle distribution des rôles entre architectes, ingénieurs, sociologues et habitants est à définir dans la construction des prochains bâtiments de la transition écologique et énergétique.

Parier sur le mode de l’intelligence humaine collective et systémique pour une vision stratégique concertée de l’énergie, plus porteuse de sens que de performance ? Laure Dobigny n’en doute plus.

(1) L’effet rebond désigne le phénomène selon lequel une amélioration de l’efficacité d’un système entraîne une augmentation paradoxale de la consommation des ressources qu’il utilise.

Bio express de Laure Dobigny

Laure Dobigny s’est très tôt intéressée à la question de la transition énergétique en rédigeant en 2005 un mémoire à l’Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne sur l’autonomie énergétique domestique au moyen d’énergies renouvelables EnR. Le déclic qui l’a orientée dans ce choix ? Son abonnement à « S!lence  », revue qui l’a aidée à nourrir sa réflexion sur le potentiel des alternatives d’usages, de techniques et de points de vue sur la transition écologique et énergétique.

Sa thèse de doctorat en sociologie (2016) sur l’autonomie énergétique locale comparait des communes autonomes au moyen d’EnR en Allemagne, en Autriche et en France. Elle a confirmé qu’un projet de production d’EnR fait sens localement lorsqu’il est co-construit avec les habitants et les acteurs locaux, qui bénéficient directement de l’énergie produite. On favorise ainsi la sobriété énergétique, non pas par un processus d’acceptabilité sociale, mais dans une réelle appropriation citoyenne.

Ajoutez à cela l’échelle communale, la mise en place d’un réseau en mode coopératif sur un territoire rural qui s’y prête parfaitement. La clé d’une transition humainement smart !

Propos recueillis par Lise DOMINGUEZ

Contact : laure.dobigny@univ-catholille.fr

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