On peut être lycéenne pure littéraire, primée au concours de philosophie en terminale et devenir, à 16 ans, major du concours d’entrée à l’IESEG, école d’économie scientifique et de gestion. Puis en sortir major de promotion à 20 ans.
On peut consacrer ses premiers travaux de recherche à l’économie industrielle puis intégrer l’INSERM et devenir chercheur reconnu, en France et à l’international, en économie de la santé. Première femme à accéder à la présidence de l’Université Catholique de Lille – en 2003 – dont elle assure aujourd’hui l’animation du secteur Santé-Social, Thérèse Lebrun revendique une pratique humaniste de la recherche
« J’ai vécu l’IESEG comme une formation très structurante, ouverte sur le monde, concrète – avec les stages ouvrier, employé, cadre – qui m’a en particulier donné le goût de l’économie et de la statistique. Ces matières étaient enseignées par de remarquables universitaires issus notamment de Mons et Louvain en Belgique » se souvient Thérèse Lebrun.
De l’économie industrielle à l’économie de la santé
En 1976, quelques jours après avoir obtenu son diplôme de l’IESEG, Thérèse Lebrun est recrutée par la « Faculté libre de sciences économiques » de la Catho. Outre les formations qu’elle y assure, elle participe très tôt à des travaux de recherche sur l’économie industrielle : les filatures de laine peignée, la construction de palans, l’industrie du matériel médical. Ces travaux sont réalisés au sein du CRESGE, équipe qui intègrera plus tard un important laboratoire associé au CNRS : le LABORES (LABOratoire de Recherches Economiques et Sociales).
Thérèse Lebrun soutient sa thèse de Doctorat en sciences économiques en 1980 à l’Université Paris I, aujourd’hui Panthéon – Sorbonne, sur la prescription des examens biologiques en France, par les cliniques, les hôpitaux publics et les CHU. « On s’aperçoit alors que cette prescription varie en proportion de la taille de la structure, de ses moyens et le fait d’être, ou non, universitaire » précise-t-elle.
L’explosion des dépenses de santé
À cette époque, alors que les dépenses de santé augmentent en France de 30 % par an – dont 15 % dus à l’inflation – et à la demande du directeur général de la CNAM, Thérèse Lebrun et Jean-Claude Sailly, chercheur CNRS et directeur du CRESGE, coordonnent des études sur la prescription entraînant ces dépenses : analyse des facteurs déterminants de l’offre et de la demande de soins (« l’offre détermine la demande ») ; étude comparative avec la Grande-Bretagne, le Canada et le Japon, et leurs systèmes de santé et modes de financement.
C’est le début des travaux scientifiques qui conduiront à faire du CRESGE, puis du LABORES, au sein de l’Université Catholique de Lille, une équipe universitaire de recherche de premier plan, reconnue en France et à l’International, en économie de la santé, en évaluation des stratégies de prévention, de diagnostic et de soins.
Thérèse Lebrun est nommée chercheur à l’INSERM en 1981 et les publications, les contributions aux colloques internationaux s’enchaînent.
S’inspirant de sa participation au Health Economists’ Study Group en Grande Bretagne, l’équipe lilloise participe activement à la création, en 1982, du Collège des Economistes de la Santé en France « qui est toujours en activité et a mis le pied à l’étrier de nombreux jeunes chercheurs en économie de la santé » souligne-t-elle.
Evaluer le rapport coût/efficacité des prises en charge : et les questions éthiques ?
Les contrats de recherche affluent, en particulier pour évaluer le rapport coût/efficacité des traitements, des médicaments, des dispositifs de prévention et de soin. Ces demandes émanent du Ministère de la Santé, de l’Agence du Médicament, de la Commission d’autorisation de mise sur le marché et des laboratoires pharmaceutiques eux-mêmes.
« Toutes ces recherches ne se cantonnent pas, évidemment, aux seules questions économiques, techniques ou de structuration de l’offre de soin, précise Thérèse Lebrun. Nous sommes ici dans le champ de la santé, de la maladie qui touche l’humain au plus profond de sa vie, de sa chair, de son être. Ce qui fait de l’économie de la santé une science de l’allocation optimale des ressources et de l’incertitude, aux confins des théories de l’information et de la décision ».
« L’économie de la santé, une science de l’incertitude »
Elle se souvient en particulier d’études menées dans les Hôpitaux de Berck (Pas-de-Calais)sur les dispositifs de prise en charge des traumatisés crâniens en état végétatif chronique : « De redoutables questions éthiques se posent alors – et se posent toujours – bien au-delà de l’évaluation du rapport coût/efficacité des soins et des prises en charge ».
Les profondes convictions d’une dirigeante d’Université
De toute cette activité de recherche, qu’elle a animée directement jusqu’à son élection, en 2003, à la présidence de l’Université Catholique de Lille et qu’elle porte toujours aujourd’hui en sa qualité de Président-Recteur délégué, Thérèse Lebrun en a retiré des convictions profondes :
- L’importance d’une formation structurante des étudiants à la recherche, qui passe par des maîtres eux-mêmes scientifiques de haut niveau, souvent pédagogues hors pair.
- La nécessité de pouvoir soi-même enseigner, de transmettre les connaissances et les avancées scientifiques.
- La promotion et l’organisation d’une recherche qui s’inscrit dans un continuum, du plus fondamental au plus appliqué, tout en privilégiant les observations et expériences de terrain qui viennent interroger et nourrir les théories scientifiques.
- La nécessité du dialogue entre les disciplines et du « travail ensemble ». Thérèse Lebrun insiste : « Tout au long de mon parcours d’économiste de la santé, j’ai coopéré avec des médecins, des dirigeants d’entreprises biomédicales et pharmaceutiques, des sociologues, des épidémiologistes, des géographes, des statisticiens…La recherche est éminemment un travail d’équipe et de lien social, qui nécessite d’ailleurs de bons managers ».
« Les liens nécessaires et utiles avec les
pouvoirs publics et les politiques »
- La réalisation de travaux de recherche « d’utilité sociale » pour le monde, les institutions, les entreprises et les questions contemporaines. « En tissant et multipliant des liens nécessaires et utiles avec les pouvoirs publics et les politiques, préconise-t-elle, car nous contribuons à la chose publique ».
- L’importance de publier et de vulgariser les travaux de recherche par la publication d’articles et d’ouvrages, l’organisation de colloques et de séminaires, la médiatisation : « C’est un enjeu de crédibilité, de visibilité, de transmission et de partage des savoirs ».
Recherche, formation, service à la société :
les trois missions universitaires mises en synergie
Alors que la recherche devient de plus en plus exigeante, Thérèse Lebrun souligne les récentes évolutions – impulsées en particulier par Nicolas Vaillant, Vice-Président Recherche – qui impactent favorablement son développement au sein des établissements de l’Université.
Elle observe que « depuis plus d’une dizaine d’années, l’Institut Catholique de Lille (ICL) et les établissements de l’Université ont mobilisé des moyens humains, matériels et financiers importants pour structurer, renforcer et développer la recherche. Cette activité est une finalité en elle-même, une mission universitaire.
Elle a pour objectif de produire et restituer des connaissances de tout premier ordre, valorisées et visibles à la fois au niveau national et au niveau international. La recherche ne se superpose pas aux deux autres missions universitaires, la formation et le service à la société : ces trois missions sont mises en synergie ».
En matière de formation, l’objectif est de faire bénéficier les étudiants du fruit des découvertes scientifiques, et réciproquement enrichir la recherche des contributions variées auxquelles ils peuvent concourir, notamment au niveau doctoral. En ce qui concerne le service à la société, l’objectif est d’apporter des expertises issues de la recherche auprès de la société civile, des entreprises, des collectivités et des institutions, et, en retour, renforcer la recherche par la réalisation de ces activités.
« Cette vision de la recherche est l’expression d’une ambition qui peut être formulée dans les termes suivants : analyser et comprendre pour former et agir au cœur des transitions contemporaines » note Thérèse Lebrun.
Le paysage de la recherche à l’Institut catholique de Lille (ICL)…
Cette ambition est portée, à l’ICL, par près de 220 enseignants-chercheurs et chercheurs permanents et près de 30 doctorants. Leurs activités relèvent de plus de 40 disciplines universitaires, conduites au sein de six unités de recherche. Elles sont traversées par quatre axes thématiques : les vulnérabilités ; l’éthique et l’écologie intégrale ; le risque et la géopolitique ; les préservations et transformations contemporaines, notamment numériques.
Trois des six unités de recherche de l’ICL sont disciplinaires :
C3RD Centre de recherche sur les relations entre le risque et le droit
ESPOL-LAB en science politique
ThéoS en théologie et société.
Les trois autres sont pluridisciplinaires :
ETHICS – EA 7446 (qui fédère plusieurs facultés et écoles, dont l’ISTC)
LTIL Laboratoire interdisciplinaire des transitions de Lille (co-porté par l’ICL et JUNIA)
MUSE : communication – société – environnement.
Toutes sont évaluées par des comités HCERS.
…et dans l’ensemble de l’Université
L’ensemble des établissements de l’Université portent 12 unités de recherche, dont 5 en co-tutelle, notamment avec le CNRS (LEM, IEMN).
S’ajoute la Délégation de la recherche clinique et de l’innovation, à l’interface du Groupement des hôpitaux et de la Faculté de médecine, maïeutique, sciences de la santé.
Ces unités de recherche accueillent plus de 850 enseignants-chercheurs, chercheurs, hospitalo-universitaires et personnels de recherche.
L’alliance avec l’Université Polytechnique Hauts-de-France : une avancée majeure
Les unités de recherche de l’ICL sont membres de l’École Doctorale Polytechnique Hauts-de-France. Ces intégrations sont récentes : 2022 pour le C3RD, ESPOL-LAB et ETHICS – EA 7446, et 2023 pour LITL et MUSE. En ce qui concerne ThéoS, la demande formelle d’une intégration à l’ED PHF est une perspective de court terme.
L’hébergement doctoral des unités de recherche de l’ICL est assez unique dans le paysage universitaire français, l’ICL n’étant pas de statut public. Il s’inscrit dans le contexte d’une alliance de projets qui a été conclue entre l’UPHF et l’Université catholique, approuvée par décret du 1er mars 2022. L’ICL assure le rôle de chef de file pour l’ensemble de l’Université dans cette alliance, qui porte sur la réalisation de projets en commun pour développer différents domaines.
Un ensemble hospitalo-universitaire et médico-social intégré
Thérèse Lebrun a joué un rôle majeur dans le développement et la structuration de ce que l’on appelle le secteur santé-social de l’Université.
« Nous sommes aujourd’hui, dit-elle, un véritable ensemble hospitalo-universitaire et médico-social universitaire intégré. Avec 3300 étudiants en médecine, maïeutique, soins infirmiers, kiné, podologie et dans les filières de la nouvelle école ESSLIL. Avec un groupe hospitalier (1 000 lits) et cinq EHPAD (700 lits) et leurs services à domicile ou ambulatoires associés, l’ITEP de Croix qui accueille 130 enfants handicapés psychiques. Avec les programmes d’innovation sociétale que constituent l’équipe ENSEMBLL et ses living labs associés, à Humanicité et à Lille Moulins, qui œuvrent sur le bien vivre ensemble et le bien vieillir ensemble ».
« L’apport essentiel des humanités »
La recherche dans le domaine de la santé s’est également considérablement structurée et développée :
- recherche médicale en cardiologie, dermatologie, gynécologie, hématologie, pédiatrie, psychiatrie, rhumatologie, neuro-imagerie ;
- recherche et essais cliniques, innovation.
Thérèse Lebrun considère, avec le Président-Recteur Patrick Scauflaire, que « notre ensemble hospitalo-universitaire et médico-social est au croisement de nouvelles approches et de nouveaux modèles avec l’apport l’essentiel des humanités : éthique, philosophie, sciences sociales, anthropologie, théologie ».
Nous inspirer des grands principes de la pensée sociale chrétienne
Pour elle, « la recherche permet de ressourcer notre énergie vitale d’Université Catholique et de partager et transmettre ses avancées et résultats, y compris avec et pour nos étudiants. Les travaux menés dans nos établissements me paraissent toujours inspirés des grands principes de la pensée sociale chrétienne ».
A savoir, comme l’exprime Thierry Magnin, Président-Recteur délégué aux humanités et à la vie étudiante :
- la dignité inviolable de tout être humain,
- la recherche du bien commun et la responsabilité de tous devant ce bien commun,
- la destination universelle des biens, la reconnaissance de la propriété privée et l’option préférentielle pour les pauvres,
- la subsidiarité : ne pas prendre la place de celui qui peut prendre sa responsabilité dans une décision,
- la participation : la part de chacun et la démocratie,
- la solidarité et la voix de charité,
- les valeurs fondamentales de la vie sociale : la recherche de vérité, de liberté, de justice,
- l’écologie intégrale. « Tout est lié » : clameur des pauvres et clameur de la terre, écologie environnementale et écologie humaine.
Propos recueillis par Francis DEPLANCKE